domingo, 10 de abril de 2011

Isabelle Dinoire en : «Ce n'est pas mon visage»

Image © Keystone

«La photo date de novembre 2006. Depuis, Isabelle Dinoire préfère ne plus se laisser photographier. Son rêve: ne plus être reconnue, pouvoir passer inaperçue.»

La première greffée du visage de l'histoire n'avait plus parlé depuis cinq ans. Elle raconte sa vie depuis l'opération.
"Ce lundi-là, à Valenciennes, elle est enrhumée. Elle mouche un nez qui n'est pas complètement le sien, et essuie les larmes d'yeux qui sont, eux, bien à elle. Difficile de ne pas être hypnotisé par le parcours de ces petites gouttes qui passent régulièrement d'un visage à l'autre, de celui d'Isabelle Dinoire à la partie de celle qu'elle appelle «Elle». Ou «la donneuse». Cinq ans après l'opération, la première greffée du visage de l'histoire reste une réussite spectaculaire. Un visage qu'elle ne veut plus laisser photographier mais qui parvient à exprimer des émotions, à rire, à manger. A témoigner aussi.

Isabelle Dinoire, comment allez-vous? Bien.
Votre vie est-elle très médicalisée? Je prends encore une dizaine de gélules par jour, matin midi et soir. Je fais un bilan sanguin une fois par mois à Amiens. Et je vais chaque six mois à Lyon pour les gros bilans. Je fais de la kiné tous les jours.
Ces médicaments sont violents? Oui, les antirejets ont des effets secondaires sur les reins et sur le foie.
Vous n'en avez jamais ras-le-bol? Ça arrive, mais ça ne dure jamais longtemps. Pour rien au monde, je ne voudrais courir le risque d'un rejet.
Qu'est-ce qui vous aide à tenir? Mes amis, ma famille et l'équipe médicale.
Allez-vous chez un psy? Oui, une fois par mois.
Ce n'est pas beaucoup... C'est suffisant.
Ça vous amène quoi d'aller chez le psy?Ben, pas grand-chose. Ce n'est pas bien de dire ça, hein? La greffe, maintenant, elle est passée. Alors on parle de ma vie. Mais, ça, je peux en parler avec ma voisine.
Avant l'opération, vous vouliez retrouver une «vie normale». Y êtes-vous parvenue? Oui.
C'est quoi une vie normale? Pouvoir sortir sans être dévisagée. Passer incognito. Même si, avec la médiatisation, ça n'est pas vraiment possible. On me reconnaît souvent. Il y en a quelquefois qui me suivent dans les rayons de supermarchés pour voir si c'est bien moi. Certains veulent me parler.
C'est agréable? Ça l'est plus qu'au début où ils me regardaient comme des fauves.
Que vous disent-ils quand ils vous arrêtent? Que c'est magnifique, que j'ai été courageuse. C'est sympa.
Vous croyez que vous êtes une héroïne pour eux? Apparemment.
Vous, vous ne vous sentez pas héroïque? Pas tellement. Il en fallait bien une première, ça a été moi, c'est tout.
Il fallait quand même une immense volonté pour traverser tout ça!Je ne pensais pas que j'en avais autant. Quand ça m'est tombé dessus, je me suis juste dit: «Faut que tu te bouges.»
Les médicaments antirejet peuvent déclencher le cancer. C'est une peur avec laquelle vous vivez? Quand ça arrivera, on verra. En même temps, je suis plus surveillée que les autres: s'il y avait quelque chose, on l'aurait vu.
Avant l'opération vous disiez que, avec ces traitements, vous ne dépasseriez pas 60 ans. Vous le pensez toujours? J'ai gardé la même certitude. Et encore, 60 ans, je suis optimiste...
Ça valait quand même la peine?Ah oui!
Après l'opération, vous avez dit être heureuse de revenir sur la «planète humaine». Avant, sur quelle planète étiez-vous? Je n'existais plus. Défigurée comme j'étais... Quand on n'a pas de visage, on n'est rien. On ne peut montrer aucune émotion, les yeux, ça ne suffit pas. On ne peut pas communiquer.
A quel moment vous êtes-vous dit: «Cette fois, je l'ai apprivoisé, c'est mon visage»? Jamais. Je l'ai accepté, le visage de la donneuse, mais je sais que ce n'est pas le mien.
Ce n'est pas le sien non plus. C'est un troisième visage alors? Oui. C'est un autre visage. C'est ma nouvelle vie.
Vous ne dites jamais «mon visage»? Non. Une fois j'ai dit: «Ça me gratte à mon nez». Et puis j'ai tout de suite dit à ma fille: «Mais que je suis bête, ce n'est même pas le mien.» Elle m'a regardée et elle m'a dit: «Ben si, c'est le tien.»
Comment vous sentez-vous quand vous vous regardez dans le miroir pour vous maquiller? Ça dépend des jours. Parfois, ça ne me fait rien. Parfois, quand ça ne va pas, je me dis que de toute façon, ce n'est pas mon visage. Je pense à elle, la donneuse.
Vous lui parlez? Oui. Je la remercie. Ça me fait du bien. Au fond, il n'y a qu'elle qui peut me comprendre.
Après l'opération, la presse britannique a révélé que la donneuse s'était suicidée. Qu'est-ce que cela a changé pour vous? Au début, ça a été terrible d'apprendre ça. Elle m'a sauvée alors que moi aussi j'avais fait une tentative de suicide. Et puis, après, ça nous a rapprochées. Je me suis dit que j'avais une chance, que je me devais pour elle aussi d'avancer.
Ça vous fait une responsabilité de plus: vous portez deux vies au lieu d'une? Oui, c'est vrai, c'est un peu lourd.
Avez-vous eu envie de rencontrer sa famille? J'aurais bien aimé, mais c'est interdit en France. J'aurais voulu leur dire merci. Ça aurait été magnifique. Mais apparemment, ils ne l'ont pas souhaité. Peut-être qu'un jour ça sera possible.
Vous regrettez que la loi interdise de rencontrer les familles des donneurs? Oui, vraiment. On pourrait leur parler du cadeau magnifique qu'ils ont fait.
En Suisse, il y a polémique autour du remboursement de ce qu'on appelle les greffes «non vitales», comme celles du visage ou des mains. Qu'en pensez-vous? Mais c'est vital, un visage! Quand on n'a pas de visage, on n'est pas grand-chose, on n'est rien. Les mains aussi, d'ailleurs, c'est vital. C'est mieux d'avoir des mains que des prothèses.
Les Suisses sont moins donneurs d'organes que les Européens. Que leur dire pour les ouvrir? Il faut qu'ils comprennent que, sans visage, on n'existe pas. Quand on est déformé, on ne peut pas vivre comme tout le monde. Il faut aider les autres.
Avant l'opération, vous aviez repris un autre chien. Vous l'avez toujours? Oui. Il va avoir cinq ans. Il est adorable, c'est un cocker. C'est l'une de mes raisons de vivre. Il est toujours là, il comprend tout. Quand ça ne va pas, il comprend.
Vous n'avez jamais eu peur des chiens? Non. Je ne me souviens de rien de toute façon. C'est une compagnie. J'avais besoin de quelqu'un quand je sortais de l'hôpital, j'avais besoin de quelqu'un à moi.
Y a-t-il un moment de la journée où vous ne pensez plus à tout ça? Le matin quand je me lève. Tant que je ne me suis pas vue dans la glace, ça va. Seulement, chez moi, il y a des miroirs sur toutes les portes, je ne peux pas me louper.
Après l'opération votre rêve était d'arriver au plus dur: faire un baiser. Y parvenez-vous? Pas encore. Je fais des semblants de baiser à mon petit-fils, c'est tout. Mais lui qui n'a même pas 1 an y arrive déjà; je suis jalouse."

(Ariane Dayer, Béatrice Schaad (CHUV) - le 18 septembre 2010)

In http://www.lematin.ch/tendances/bien/isabelle-dinoire-visage-324610

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